M.M. Faiseur d’histoires – Ateliers d’écriture

L’autre côté…

par

Amandine, Lucas, Adeline, Lorélie, Manuel, Marine, Alicia, Méline, Steven, Adel, Estelle, Solène, Kelly, Chiara, Camille, Blandine, Céline, Amélie, Loubna, Sullivan, Matthieu, Pierre, Enzo, Weston, Maxime, Mounir, Lucas, Pierre, Cécile, Paloma, Eline, Sarah, Justine

classe de seconde 5 du Lycée Voltaire de Wingles

avec la participation de :

Mme DELAURENT – professeure

et Michaël MOSLONKA – romancier / M.M. Faiseur d’Histoires.

L’autre côté…

Imaginez une ville avec des enfants qui rigolent, portant un costume bien cintré, tous heureux de pouvoir retrouver leurs amis. Imaginons, à présent, des couleurs, des fleurs en plein milieu du printemps. C’est ce dont Charlie rêvait tous les matins avant de se réveiller.

Bien sûr, à son réveil, il se rend compte qu’il ne vit rien de tout cela. Son existence et son environnement ne sont qu’obscurité et malfaisance. Il se sait dans les profondeurs de l’enfer. À chaque coin de rue, il ne croise que de minables personnes affalées sur le trottoir, avinées, une bouteille à la main, puant la crasse et le vomi. De vieilles femmes tirent leur caddy avec le peu de vêtements qui leur reste. Un peu plus loin, des enfants s’amusent dans la boue…

Au petit matin, le ghetto s’anime. Ses habitants sont dehors pour attendre ce bonheur qui ne viendra jamais. D’autres promènent leurs enfants ou, alors, vivent leur train-train quotidien. Mais ont-ils vraiment un but ? Les résidents du ghetto ont tous une histoire aussi tragique les unes que les autres, mais ils essayent tant bien que mal de continuer à vivre.

Charlie vit dans le quartier le plus malfamé de la ville. Ce quartier se trouve dans la banlieue nord. Il est sombre. Des lampadaires sont cassés, d’autres ne fonctionnent plus. Aucune boutique n’est ouverte. Les voitures sont défoncées, recouvertes de rouille, la plupart étant inutilisables. Les vieilles maisons de briques rouges sont délabrées. D’autres sont en ruines. L’herbe des jardins ne ressemble plus à de l’herbe, plus personne ne sait d’ailleurs ce que c’est.

Les rues ont quelque chose d’inerte. On observe dans le regard de chaque habitant de la tristesse. On n’entend aucun bruit. Des odeurs de poubelles piquent la gorge. De plus, l’effluve particulier du cannabis flotte dans l’air. Ce quartier est fermé, coupé du monde. Plus aucun bus ne circule. Plus aucune ligne de transport n’est disponible. Il est impossible d’en sortir à moins de marcher plus de vingt kilomètres.

Le « sombre » nous habite, le malheur nous hante, pense Charlie. Nous sommes condamnés à vivre dans la boue, la saleté et la malchance.

Chapitre 1

Dessinateur de rue

Charlie est devant l’unique magasin ouvert du ghetto. Le supermarché à la sortie duquel il mendie. Assis, sanglotant, il tient dans ses bras son chien, le seul être vivant de son passé qui est toujours à ses côtés. Celui-ci est très précieux pour lui.

Ce n’est pas le printemps, mais l’hiver. Il y a du verglas. Ce SDF a les yeux bleus comme l’inaccessible ciel qu’il voit pendant qu’il fait la manche. Il a le teint mat, chocolat au lait. Ses cheveux gras lui collent au visage. Il est vêtu d’une simple veste vert foncé à la fermeture éclair cassée. Un vêtement sans nom dont les pans, semblant moisis, souillés de la poussière du parc où il dort, laissent voir leur doublure déchirée.

À ses pieds, ses chaussures usées laissent entrevoir des chaussettes trouées. Il ne se lave que quand il pleut. Il dégage une odeur dérangeante semblable à de l’urine.

Je vis dehors, pense-t-il, désespéré, le regard dans le vide. Le froid me glace le sang, mais aujourd’hui le temps est plus ensoleillé…

Alors il se souvient de la manière dont il a obtenu ses craies.

* * *

Une petite fille aux cheveux bouclés sortait de l’école, accompagnée de son frère de dix-huit ans. C’était une fillette blonde de six ans, vêtue d’un t-shirt rose et de jeans sales et troués. Son frère était un grand mince qui semblait grognon à première vue, assez froid, sec.

Le voyant couché par terre avec les vêtements déchirés, la petite fille a lâché la main de son grand frère et ses yeux se sont posés sur le carton lui servant de couverture, sur son visage et de nouveau sur son carton. Cette enfant, visiblement heureuse, avait l’air touchée par sa situation.

Elle lui a tendu une boîte de craie de différentes couleurs. Il a hésité à l’accepter, car le frère le regardait froidement, mais Charlie a fini par la prendre en esquissant un léger sourire. Un sourire pour la remercier.

Le grand frère appella la fillette lui ordonnant de revenir vers lui et de ne pas parler aux inconnus. Elle l’a rejoint sans protester.

Le soir même, Charlie a réfléchi. Pourquoi s’était-elle montrée si généreuse ? Et s’il revendait les craies pour s’acheter de la nourriture ? Puis il a pensé à offrir un dessin à la fillette, sauf qu’il n’avait pas de feuille. Alors, il a pris le carton qui le protégeait du froid, il s’est mis à dessiner, dessus, son quartier ensoleillé.

Est-ce vraiment possible ? s’était-il interrogé. Peut-on représenter un ghetto avec un soleil éclatant et de la joie de vivre ?

* * *

Après s’être remémoré ce souvenir, Charlie prend son carton, sort ses craies et commence à dessiner. Ce qui lui permet de récolter un peu d’argent en les vendant. Mais dessiner lui donne surtout envie de se lever, d’avancer et d’affronter la réalité. Craie à la main, il se dirige vers l’usine du ghetto, toujours accompagné de son chien. Chaque jour, il dessine à un endroit différent.

Chapitre 2 – L’usine.

La végétation a poussé tout autour de l’usine. Il s’agit d’un bâtiment pétrochimique abandonné à cause de l’amiante qui imprégnait les murs. Elle portait le nom de Total Industry. Cette dernière est protégée par du grillage et du barbelé. La lourde porte d’entrée en ferraille est complètement rouillée. D’un pas déterminé, le sans-abri se dirige vers l’un de ses murs. Il y dessine les seuls souvenirs qui lui restent. Ceux de sa maison, de sa femme et de ses enfants.

Son chien l’observe. C’est un boxer marron clair, aux oreilles tachetées de blanc, au pelage souillé et au regard attendrissant qui porte le nom de « Chat ». Lorsqu’il s’intéresse à son maître, Chat lui montre de grands yeux larmoyants.

– Ne t’inquiète pas, tout ira bien, lui dit Charlie. Un jour, je trouverai une solution pour nous sortir de là…

Ce jour-là, Chat n’est pas le seul à le regarder. Il y a aussi une bande de mendiants qui l’épient. Vêtus d’habits noirs, déchirés – piètre protection contre le froid –, ces autres rebuts de la société l’observent attentivement. Cachés derrière le mur d’un ancien bâtiment détruit de l’usine, ils suivent, sans répit, ses moindres faits et gestes. Leurs yeux sont petits et vicieux, leurs intentions sont hostiles. L’un d’entre eux a la figure couverte de blessures, ouvertes à plusieurs endroits. Trois ou quatre autres têtes dépassent d’une fenêtre. Certains visages sont crasseux, remplis de boutons. D’autres sont couverts de terre ou de tellement de poussière qu’on les croirait sortis tout droit d’une locomotive à charbon. L’un des mendiants se cure le nez, puis il ressort son doigt et le lèche en souriant. Les autres se mettent à rire discrètement.

Charlie ne se rend compte de rien et continue à dessiner. Subitement, il se met à pleuvoir. La pluie se déverse sur le mur effaçant, petit à petit, ce qu’il a dessiné, créant en lui une impression de malédiction. Il se dit qu’un seul élément perturbateur peut effacer une vie.

Il quitte l’usine en se demandant en quoi sa venue au monde est utile. Que va-t-il laisser comme trace de son passage sur Terre ?

* * *

Sur le chemin du retour, une smart à la carrosserie vieillotte passe et l’éclabousse. Le conducteur du véhicule klaxonne violemment, puis masquant à peine un sourire, il continue son chemin à toute vitesse.

Charlie est trempé. Le blanc de ses yeux ressort de son visage noir de boue. Chat grogne de mécontentement tandis que son maître crie à la Smart :

– Merci, c’est exactement ce dont j’avais besoin !

Autour de lui, les passants le regardent sans avoir l’air étonnés. Il décide de se laver grâce à l’eau de la pluie. N’ayant pas le luxe de posséder une douche, il fait avec les moyens du bord.

Il se rend donc au parc, là où il dort habituellement, la nuit. Il se dirige vers son banc sous lequel il cache ses affaires. Il cherche dans son sac le savon qu’il conserve précieusement, un peu comme un trésor oublié. Cet objet très précieux pour lui est un souvenir de son passé. Un souvenir magnifique et douloureux à la fois, comme une rose si belle, mais pourtant pleine d’épines.

Il se savonne le corps, les cheveux, le visage pour enlever le maximum de saletés et de crasse. Il découvre à nouveau le plaisir de chanter sous la douche, lorsque le ciel s’éclaircit et la pluie cesse de tomber. Un malheur n’arrive jamais seul ! Charlie se retrouve avec beaucoup de savon dans les yeux.

– Tu sais, Chat, avoue-t-il d’un air triste, le regard vide, j’ai perdu tout espoir depuis le jour de l’incendie et la vie m’a ôté toute forme de bonheur. Mais, là, elle s’acharne contre moi, car même une simple douche m’est interdite. Je ne demandais pourtant pas grand-chose : juste un peu de bonheur, comme un sourire amical, mais c’est impossible. En même temps, je mérite ce qui m’arrive, car je n’étais pas présent pour sauver ma famille…

Attristé, tel un félin, Chat fait un bon et atterrit dans les bras de son maître. Une agréable surprise pour Charlie. Son chien lui câline le visage avec sa truffe et ses grands yeux humides donnent l’impression de lui dire « T’en fais pas, mon grand, ça va aller ! »

Sauf que Charlie sait très bien qu’il est sans avenir.

Il n’était pas présent chez lui au moment de l’incendie. Il était en visite dans une galerie d’art qui avait attiré son attention un peu plus tôt dans la journée. En rentrant chez lui, le soir, il vit sa maison en flammes. Les murs et la toiture étaient en feu, des débris calcinés traînaient à terre. De la fumée, sombre comme le néant, enveloppait le ciel bleu d’un noir d’enfer. Charlie avait espéré que sa femme et ses filles s’étaient réveillées à temps et qu’elles s’étaient abritées hors de leur maison.

Il est resté sans bouger à regarder cet affreux spectacle. Toute sa vie était en train de partir en fumée, les flammes orangées se reflétant dans ses yeux. Depuis ce jour, la couleur orange, cette couleur si méprisante qui lui a pris toute sa vie, est insupportable à ses yeux.

Pourtant, elle ne l’était pas, le jour où j’ai dessiné pour la petite fille…, réalise-t-il, troublé.

* * *

Charlie cherche maintenant un endroit pour se rincer. Il est nu. Il passe devant un stade où de nombreux jeunes jouent au football. Les rues sont remplies d’enfants crasseux et de leur mère qui négocient avec des vendeurs de drogue. Charlie regarde ces femmes, ces hommes, ces enfants et s’étonne : personne ne le remarque, personne ne le prend pour un fou.

Il se fond dans la foule. Il continue de marcher en cherchant un endroit pour se laver. Le sol est encore gorgé d’eau. Il marche dans des flaques de boue. Enfin, il aperçoit la pancarte « Sanitaires Publics ». Il se dirige vers le bâtiment et entre sans faire de bruit.

À l’intérieur, il trouve des lavabos qui fonctionnent. Le carrelage, au sol, est d’un blanc impeccable, comme si personne n’avait jamais mis les pieds ici. Des lavabos, sort une eau claire. Une douce odeur de lavande lui entre dans les narines. Il a l’impression d’être dans les douches du Paradis.

Pendant qu’il se rince, Charlie repense à la fille qui lui a donné les craies.

* * *

Lorsqu’il est retourné devant l’école, elle ne ressemblait plus à celle qu’il avait vue, la veille. Elle était délabrée. Ses vitres étaient cassées, ses murs étaient recouverts de poussière. Les mauvaises herbes recouvraient le béton de la cour de récréation. Les enfants qui, hier, jouaient à cet endroit avaient été remplacés par des rats et des déchets.

Charlie a pensé qu’il était devenu fou. Il est resté un long moment devant l’école jusqu’à ce qu’il entende un cri. Ce cri était semblable à celui d’une petite fille terrorisée. Il était tellement strident que son ventre s’est noué de peur. Et cette peur fut si intense qu’elle lui a fait rebrousser chemin.

Chapitre 3

L’arrivée de Chat

Charlie arrive, comme à son habitude dans le parc où il passe la nuit. Celui-ci est désert, vu l’heure tardive. Le SDF escalade le portail et laisse son chien passer par-dessous le grillage abîmé par le temps. Il se dirige vers le banc rouillé en contournant les poubelles débordantes de déchets pestilentiels qui se trouvent entre la vieille fontaine et la minuscule cabane à outils, empruntant les chemins parsemés d’ordures. Le parc est vide, il fait nuit noire. Les balançoires se balancent au rythme du vent glacial. La brise hivernale souffle entre les branches nues des arbres. La peinture du toboggan de l’aire de jeu se craquelle. Les mauvaises herbes ont envahi les parterres et les allées. La nature a repris ses droits. Le bac à sable est rempli de feuilles mortes et de déjections de « Chat ». La table à pique-niquer tombe en ruine. Ses planches, rognées par les insectes et recouvertes de cafards, commencent à se détacher à cause du vent.

Quant aux toilettes publiques, elles sont inutilisables. Bouchées, elles dégagent une odeur d’égout et d’urine impossible à respirer. Le gardien commence sa ronde. Il faut absolument que Charlie se cache dans la cabane à outils où il range la bâche qui lui sert à se protéger du vent et du froid.

Le gardien est âgé, il est petit, un peu rond. Ses cheveux poivre et sel sont en bataille et sa barbe date de plusieurs jours. Ses vêtements, mal accordés, sont sales.

Il ne regarde pas dans la cabane à outils. Charlie pense qu’il omet les endroits sombres du parc parce qu’il croit que personne n’y va. À moins qu’il ne soit pressé de rentrer chez lui pour retrouver sa femme et ses enfants.

La cabane est très sombre, mal rangée et la porte ne fait que claquer à cause du vent. Le gardien passe en frissonnant et en soufflant sur ses mains froides. Le bruit de ses pas s’éloignent, Charlie peut enfin repartir vers son banc, accompagné de Chat et de sa bâche.

* * *

Allongé sur son banc, Charlie ne peut dormir à cause de la fraîcheur de la nuit. Alors, il se rappelle les délires qu’il a eu avec ses enfants, les moments romantiques passés avec sa femme, les sorties avec ses amis, mais aussi la chaleur d’un lit bien chaud, le bien-être d’un bon repas et la joie de voir ses filles lui sourire. Il se souvient d’un samedi matin en particulier lorsqu’elles lui ont apporté un café. Il se rappelle de leur affection et la sensation de chaleur produite par le café. Puis il se remémore la rencontre avec sa femme, le dîner aux chandelles, mais aussi la nuit à l’hôtel, le rire de sa belle, le bonheur d’être à deux…

Pendant ce temps, Chat est parti se dégourdir les pattes, un peu plus loin. Quand il revient, il s’allonge à côté du banc près de la tête de son maître.

Chat…, se souvient, aussi, Charlie.

Quand il l’a offert à ses enfants pour Noël, ce n’était qu’un chiot. Marie, la plus petite de ses filles, a crié « Chat » en l’apercevant. Elle ne connaissait que cet animal. Il faut dire qu’elle n’avait que trois ans. Et comme ses autres fillettes préféraient les chats, ils ont appelé leur chien : « Chat ». Marie a pensé qu’il pourrait miauler et faire de grands sauts. Charlie et sa femme ont ri parce que pour eux ce n’était pas évident d’appeler ainsi un chien. Ils ont aussi ri parce que les enfants voulaient donner au chien des croquettes pour chat.

Charlie finit par s’endormir, des larmes coulant le long de ses joues.

* * *

Charlie ouvre un œil et aperçoit Chat à trente centimètres du sol. Il se frotte les yeux, impressionné par ce phénomène. Son chien a des ailes sur le dos.

– Non, mais je rêve ! Ce n’est pas réel ?

Chat est maintenant à un mètre au-dessus du sol. Il s’envole et passe par-dessus le grillage du parc. Son chien est le seul être qui le rattache à sa vie d’avant. Charlie ne veut pas le perdre !! Il le suit.

Chat l’emmène jusqu’à l’usine désaffectée. Charlie n’ose pas y entrer. Il ne sait que penser de ce vieux bâtiment à l’air effrayant. Un mélange de peur et de curiosité l’envahit. Va-t-il lui tomber sur la tête ?

Le besoin de retrouver son ami est trop fort et il finit par rejoindre son chien. À l’intérieur, il le retrouve assis, tirant la langue au milieu d’un grand hall blanc et triste. Ce grand hall blanc lui fait penser à l’hôpital où il a veillé Marie. Sa petite fille aux cheveux d’un blond étincelant, dont le petit corps avait été entièrement brûlé, était restée près d’un mois dans le coma, en soins intensifs, clouée dans un lit aux draps bleus et blancs, avant de s’éteindre doucement.

Il trouve alors à ses pieds des bombes de peinture noire. Et les murs immaculés deviennent, pour lui, une toile irrésistible. Voulant rendre hommage à sa fille, voulant représenter sa beauté, il commence par dessiner son visage d’ange.

Son chien aboie alors vers la porte d’entrée, restée entre-ouverte. Elle vient de grincer ! L’esprit de Charlie veut se réveiller, s’en aller, mais son corps reste figé. Puis un cri retentit. Un cri strident, perçant. Un cri à réveiller les morts et à faire tressaillir les vivants. Le même cri entendu dans l’école abandonnée.

Chapitre 4

La fuite

Chat aboie et Charlie se réveille, tout à coup.

Le SDF, surpris, ressent une sensation de vide quand il voit que son chien a disparu. L’atmosphère, dans le parc, est froide et silencieuse. Il n’y a personne à part lui, c’est la nuit. Puis Charlie aperçoit son chien en train de se sauver vers le fond du parc. La colère gagne le clochard, car il ne comprend pas pourquoi Chat l’abandonne. Mais il ne veut pas le perdre, alors il crie : « Chat, reviens-moi ! Au pied, viens ici ! »

Chat n’entend pas l’appel de son maître et continue de s’enfuir. Charlie, effrayé à l’idée de se retrouver seul, décide de le poursuivre. Chat disparaît de sa vue. Stressé, Charlie court partout dans le parc. Il le cherche dans les moindres recoins. Puis il le voit quitter le parc.

Chat continue de s’éloigner malgré les appels de son maître. Il traverse les ruelles, manquant de se faire écraser, et s’arrête devant la large porte de Total Industrie.

* * *

Charlie est devant l’usine désaffectée sur les murs de laquelle la pluie a gommé ses dessins, la veille. Il reste bloqué face au mur, car il y voit un père, une mère et trois petites filles qui ont été dessinés. Ces dessins lui font penser à sa famille. Charlie observe les visages heureux et une larme coule sur les rondeurs de sa joue. Une sueur froide lui parcourt l’échine. L’ambiance qui entoure l’usine lui semble brusquement étrange. Il y fait soudain sombre. Un vent glacial et violent fait bouger les tuiles de la toiture. Charlie sent ses poils se dresser. L’envie de s’enfuir l’envahit, mais ses jambes restent ancrées dans le sol.

Il se force à bouger. Il essuie ses larmes et commence à faire le tour de l’usine. Celle-ci dégage des odeurs de charbon brûlé, de drogue et d’égout mélangées. Ses contours sont remplis de portraits et d’insultes. Charlie voudrait s’enfuir, mais son regard reste attiré par les portraits. Il comprend qu’ils représentent des familles du ghetto. Parmi ces visages, il y a aussi une voiture qui revient souvent. Une smart de couleur orange. La même qui l’a éclaboussé, hier.

Charlie se sent coincé, obsédé par l’art qui s’est exprimé sur cette vieille usine.

Des nuages gris apparaissent et de légères gouttes commencent à tomber. Le vent monte en intensité. Chat aboie, alertant, son maître d’une future tempête, mais Charlie n’entend pas, toujours plongé dans la contemplation des tags. Le vent se fait de plus en plus menaçant. Le tonnerre gronde. Un orage éclate.

Une voix éraillée par l’alcool fait alors sortir le dessinateur des rues de ses pensées. Il tourne la tête et aperçoit un vieil homme à l’entrée de l’usine. Celui-ci a la peau sur les os, une barbe blanche très longue et des vêtements en piteux états. Il s’accroche à un caddie qui contient des bouteilles vides, du carton et des restes de nourriture trouvés certainement dans des poubelles. Le clochard lui fait de grands signes.

– Eh, toi, là-bas ! lui crie le poivrot. Viens ! C’est dangereux de rester dehors par un temps pareil !

Il l’invite à se réfugier en sa compagnie à l’intérieur du bâtiment. Même s’il n’a pas trop confiance en ce SDF, Charlie accepte de le suivre, car il n’a pas d’autre endroit pour se protéger de l’orage.

* * *

Charlie s’attend à arriver dans un grand hall blanc, comme dans son rêve, mais là, gros étonnement, il s’aperçoit que Total Industrie est, en fait, l’endroit où habitent plusieurs SDF. Cet endroit est rempli de gros rats qui se faufilent partout. À l’intérieur de l’usine règne une odeur de moisi et d’humidité. Des toiles d’araignées recouvrent le plafond.

Charlie se rend compte qu’il est observé.

Des bandes de mendiants se tiennent dans tous les recoins du bâtiment. Des recoins qui lui apparaissent répugnants, écœurants, remplis de microbes, totalement contaminés. Ces marginaux ont des cafards accrochés à leur peau. Leurs cheveux grouillent de poux. Des mouches gluantes de mucosités bourdonnent autour de leur visage. Ils vivent dans la crasse, dans le dégoût et dans la pauvreté. Cet endroit est probablement le taudis le plus sale qui existe. Des SDF dorment sur des matelas imprégnés des saletés les plus dégoûtantes qu’on puisse imaginer.

Charlie se sent mal. Il est conscient que s’il dérape, il sera perdu.

Soudain, une main remplie de verrues l’attrape par le bras.

– Eh ! T’as à boire ?! lui demande un clochard.

Ses dents sont noires et jaunes. Sa peau est crasseuse et couverte de lésions infectées. Sous ses cheveux gras, son front dégouline de sueur.

Charlie a peur. Il se sent perdu, désespéré.

– Vois-tu, cela est ta vie, lui dit le poivrot d’une manière étrangement normale. Tu l’as voulu. De ta faute, tu as tout perdu. Tu as abandonné ta femme et tes filles. Ton absence a causé leur mort. Tu mérites tout ce qui t’arrive. En aucun cas, tu n’auras la chance de repartir dans ce monde. Tu dois rester avec nous, ta vie est ici !

Le poivrot le culpabilise et Charlie est sensible à ses accusations. Il ne le contredit même pas. Il reconnaît ses torts et les accepte. Il ne veut plus retourner dans ce lieu sordide, infâme et hostile qu’est le ghetto parce qu’il n’a plus rien à recevoir de cet endroit. Sa place est ici. Chat se couche à ses pieds, la queue entre les pattes, il a peur, mais il ne se sauve pas. Il reste avec son maître pour le protéger.

Au fond de l’usine, dans le bureau du contremaître, à travers la baie vitrée, Charlie aperçoit alors une petite fille assise sur une chaise. Une fillette aux cheveux bouclés. Celle qui lui a offert les craies !

Le poivrot prend peur. L’air agressif, il s’exclame, d’une voix dure :

– Ne va pas la voir ! Reste avec nous ! Si tu pars, il va t’arriver des crasses. Tu n’auras plus rien !

Obnubilé, Charlie le bouscule de l’épaule et se met à avancer en direction du bureau. Le poivrot s’effondre à ses pieds et retourne tel un cafard dans son coin moisi par l’humidité.

Le dessinateur de rue passe à côté des toilettes qui dégagent une puanteur extrême. Ils sont recouverts d’excréments, d’urine, de vomi et de sang. Juste devant, un drogué est affalé sur le sol. Il dort à poings fermés. Charlie n’y prête pas attention et continue son chemin, hypnotisé par cette fille. Il en marche presque sur le déchet humain. Ce dernier se retourne sur son autre flan en couinant de douleur comme s’il l’avait touché.

Chapitre 5

Usine à dessins

Charlie a des œillères, plus rien ne peut le perturber. Il arrive devant la porte du bureau. Il la pousse. La fille est dos à lui, assise sur une chaise. Il s’avance, pas à pas, vers elle. Doucement, tout doucement, avant d’approcher lentement la main de son épaule.

Au moment de la saisir, il sent sa main repoussée. Le corps de la fille dégage une lumière qui s’intensifie jusqu’à en devenir insoutenable pour l’œil… Elle est presque brûlante. Charlie a un flash. Il revoit sa vie passée, puis il est violemment repoussé dans un coin du bureau. Il percute de vieux cartons sales et arrachés avant de s’évanouir sous le choc.

Quand il reprend ses esprits, le bureau insalubre est métamorphosé en chambre blanche.

Il découvre sur les murs des dessins de sa vie qu’on a tracés. Il s’agit vraiment de ses filles, de sa femme, de son chien et de sa maison, tout particulièrement le salon. Là où toute la famille s’était toujours réunie. Il se voit, lui-même, en train de jouer avec l’une de ses filles. Il se frotte les yeux. Il n’arrive pas à y croire !

Sur le dessin du salon, il découvre une horloge… qui décompte les minutes. Ses aiguilles ont réellement pris vie !

Charlie est abasourdi, déboussolé. Il se prend la tête entre les mains.

– Qu’est-ce qui m’arrive ? crie-t-il à la petite fille qui est toujours là. Laisse-moi tranquille, disparais !

Il a touché le fond. Le voilà qui se noie dans l’impression que sa vie dans le ghetto n’a plus aucun sens. Alors, il se relève et se met à taper dans les murs, avant de voir, au-dessus de l’un des cartons qu’il a renversés, une corde qui s’agite comme si le vent soufflait dessus.

Pris d’une impression subite, il le fouille et découvre une bombe de peinture noire. Il la regarde bizarrement. Il a l’impression qu’il la savait là depuis le début.

Il la prend et la secoue pour pouvoir l’utiliser. Il réfléchit à ce qu’il pourrait faire avec.

Charlie dessine alors une porte. Une porte avec une poignée. Une fois cette porte dessinée, il repose la bombe de peinture.

– Vite ! Vite, dépêche-toi ! lui dit alors la petite fille. Le temps tourne, les minutes sont comptées, tu dois sortir d’ici tout de suite !

Charlie découvre les aiguilles de l’horloge qui tournent dans le sens inverse d’une horloge normale. Il ne comprend pas ce qu’elle fabrique là ni à quoi elle peut bien servir.

– Il faut sortir, maintenant, si tu veux vivre, le presse la petite fille. C’est le seul moyen de partir de ce monde.

Elle parle de sa porte ! Et elle ne lui ment pas, le dessinateur des rues le sent. Il a confiance en cette fillette. Il a l’intuition que s’il tourne la poignée, il ouvrira un passage et quittera cet enfer pour de bon.

Plus loin derrière lui, les autres SDF lui crient qu’il n’y a personne qui l’attend de l’autre côté.

Après quelque réflexion, il décide de l’empoigner.

Voyant qu’ils ne peuvent plus rien faire pour le retenir, les marginaux de Total Industrie hurlent de frustration.

* * *

Charlie ouvre les yeux légèrement. Au début sa vision est trouble. Puis il voit le plafond d’une pièce aux murs d’un blanc immaculé, comme de la neige qui viendrait se poser sur le sol. Ces murs sont tellement blancs qu’ils lui piquent aux yeux.

Leur blancheur est aussi pure que le sont les ailes d’un ange, songe-t-il.

Il a l’impression d’être dans un paradis baigné d’une lumière éblouissante.

Un bruit répétitif de fond lui remet ses sens en action. Il reprend ses esprits. Autour de lui, les murs sont toujours blancs. Il entend des bruits de chariots. Il sent, aussi, une odeur appétissante d’aliment. Cet endroit sent l’eau de javel…

Punaise, c’est si beau, si propre, se dit-il. Où suis-je ? Cette pièce est trop propre pour se trouver dans mon ghetto !

Il est dans une chambre. Une chambre d’hôpital.

Alors il se souvient.

épilogue

Entre la vie et la mort

C’était l’hiver. Le froid lui engourdissait les mains et les muscles. Le soleil commençait à se lever. Ses rayons passaient à peine à travers les arbres. Charlie était sorti, dès le petit matin, pour peindre avec, à ses côtés, son fidèle compagnon : le chien « Chat ». Il avait décidé de profiter de cette couleur rose orangée qu’offre habituellement l’aube.

Il avait peint dans le parc de son quartier et rentrait vers sa demeure, son œuvre terminée, à la main, Chat au bout de sa laisse. Pour une fois depuis longtemps, il retournait chez lui, non mécontent de son travail.

Le parc semblait mort. Aucune ombre à l’horizon, pas un bruit excepté le vent qui soufflait. Quand tout à coup, Chat aperçut un rat et se mit à traquer la petite bête.

Tenant toujours la laisse, Charlie, se fit emporter par la force de son chien. Une course folle à travers les arbres a commencé. Chat ne s’arrêtait pas et Charlie s’est retrouvé au milieu de la route. Le cri aigu et perçant d’une petite fille le fit sursauter. Ce cri était si effrayant qu’il en eut des frissons. Il se retourna…

Mais il était trop tard.

Il fut aveuglé par les phares d’une voiture. Une smart d’un orange ridicule lui fonçait droit dessus et le percuta à toute allure.

Il valsa plus loin, amoché.

Au bord de l’inconscience, il vit le chauffeur – un jeune homme de dix-huit ans, grand, épais comme un sandwich SNCF – sortir, affolé, de sa voiture, le regarder puis prendre son téléphone pour appeler les urgences avant de s’enfuir.

Se sachant entre la vie et la mort, Charlie posa son regard sur une petite fille aux cheveux bouclés. Elle ramassa le paysage qui lui avait échappé des mains lors du choc et s’approchait de lui. Elle paraissait abattue, des larmes lui perlaient au coin des yeux.

Il entendit Chat aboyer puis ce fut tout.

* * *

Charlie est de retour dans son lit d’hôpital. Il regarde de gauche à droite et voit une petite fille. Elle a des cheveux bouclés. C’est celle de son accident ! La mine confiante et enthousiaste, elle le fixe. Il lui rend son sourire et son regard jusqu’à ce que le dessin qu’elle tient dans ses mains attire son attention.

Alors, elle le lui tend. Charlie n’arrive pas à distinguer ce que ce simple bout de papier représente. Puis en voyant ses couleurs, son visage affiche un sourire radieux. Il s’agit du ghetto ensoleillé qu’il avait peint, dans le parc, avec Chat.

La fillette lui prend les mains et lui parle :

– Bonjour, je savais que tu allais t’en sortir. Tu es fort, Charlie, et tu as un grand cœur. Maintenant, tu n’as plus besoin de moi, tu vas pouvoir vivre une nouvelle vie…

Et elle dépose un baiser sur son front.

Charlie cligne des yeux. Une infirmière qui remplace sa perfusion lui dit d’une voix heureuse :

– Bonjour, monsieur ! Bon retour parmi nous !

Elle bipe le médecin qui arrive aussitôt et l’examine.

– Je vais prévenir votre famille de votre réveil ! l’informe celui-ci avec enthousiasme. Je suis sûr que votre femme et vos trois filles seront ravies de savoir que vous êtes de retour parmi nous.

Charlie ne l’écoute pas vraiment. Il cherche la fillette de son accident.

– Madame, se force-t-il à parler, où est passée l’adorable petite fille qui se tenait là ?

– Quelle petite fille ? s’étonne l’infirmière.

Elle et le docteur se regardent, perplexes. Charlie pose mille questions

– Je suis navré, mais aucune petite fille n’est là, lui répète le médecin. Vous pensez peut-être à l’une de vos filles ? Je m’en vais de ce pas informer votre famille. Je vous conseille de vous reposer afin de vous préparer à leur visite. Elles auront envie de vous revoir en meilleure forme !

Charlie se rallonge dans son lit et découvre dans le reflet de la vitre le visage de la fillette aux cheveux bouclés. Alors il comprend qu’elle est un ange qui a veillé sur lui depuis le début et qui l’a aidé à sortir de son coma.

Les autres titres de cette histoire :

Une vie dessinée

Dessinateur de rue

Le conte de la street

La vie d’un mendiant

Usine à dessins

Usine à dessein

La vie de Charlie